Ian Clarke (Freenet, 1999) à gauche et Bram Cohen (Bittorrent, 2002), pionniers des réseaux de pair-à-pair.
Comme l’architecture dans l’urbanisme, l’architecture des réseaux numériques reflète une vision de la société. Centralisés, ces réseaux débouchent sur les positions ultra-dominantes des GAFAM et des banques. Décentralisés, comme le réseau Bitcoin, ils permettent de bâtir des contre-pouvoirs. Le pluralisme monétaire comme préalable au pluralisme politique doit s’appuyer sur un triptyque vertueux: souveraineté numérique, concurrence des monnaies et décentralisation des réseaux. C’est pourquoi les débats actuels sur les politiques publiques sociales ou environnementales sont vains si nous ne résistons pas à la centralisation du numérique, et en particulier dans le nerf de la guerre: la monnaie.
Déjà en 2011, une étude de l’Ecole Polytechnique fédérale de Zurich soulignait que l’économie fonctionne plus que jamais en réseau et les gagnants sont ceux qui en contrôlent les carrefours. Selon cette étude, 147 multinationales contrôlent environ 40% du chiffre d’affaires de plus de 40 000 entreprises actives sur les cinq continents. Parmi ces 147 sociétés, 110 sont des banques. Cette centralisation ne fait que s’accentuer.
S’agissant des banques et contrairement aux GAFAM, leur position dominante ne résulte pas d’une innovation ou d’un service performant mais du monopole, stade ultime de la capture réglementaire par une oligarchie: chaque individu, chaque entreprise est désormais obligé d’utiliser leur service sans aucune marge de négociation, dans un rapport de force totalement déséquilibré.
Cette idéologie du globalisme (contraire du localisme), vassalise les acteurs économiques non-financiers qui, faute d’obtenir des prêts dans les mêmes proportions que les financiers, ne bénéficient que d’une portion congrue de la création monétaire.
La même monnaie sert un artisanat de proximité (la boulangerie) complètement en aval de la création monétaire et une industrie capitalistique (l’immobilier) gavée de prêts bancaires, à la source de la création monétaire.
L’inflation de cette monnaie unique touche les prix de l’immobilier bien avant et bien plus fortement que le prix de la baguette perçu par le boulanger.
Par quel processus de démocratie locale décide-t-on de financer tel projet immobilier plutôt que tel autre ? Aucun, hormis une vague enquête d’utilité publique, totalement biaisée, dans le meilleur des cas. Le banquier aura le dernier mot. Il va d’ailleurs proposer de biens meilleures conditions de prêt au promoteur immobilier qu’au boulanger, en invoquant le “risque”.
Le capital créé par la dette et non par une épargne préalable, favorise le capitalisme de connivence au détriment du capitalisme de progrès, les rentiers au détriment des innovateurs. Le temps s’accélère mais seulement pour ceux qui bénéficient de la création monétaire. Les autres restent à la traîne en terme d’accès au capital et donc de revenus.
Chaque secteur de services, chaque écosystème artisanal pourrait, depuis l’invention de Bitcoin, fonctionner avec sa propre monnaie décentralisée afin de bénéficier d’un “circuit court” monétaire, débarrassé de l’intermédiation parasitique des usuriers. Ce court-circuit ne vise pas à supprimer les tiers de confiance mais à les mettre en concurrence avec d’autres options, la première consistant à transacter sans eux.
La décentralisation de la monnaie corrige donc deux conséquences inéluctables de la centralisation:
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le privilège de création monétaire installe une oligarchie qui va progressivement le détourner à son profit au détriment de l’intérêt général.
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les oligarches de la création monétaire parviennent au monopole d’une monnaie unique par une capture réglementaire graduelle.
Mais les 2 avantages structurels de la décentralisation dépassent la simple correction des défauts d’un système centralisé:
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résilience: la disparition d’un ou plusieurs serveurs est pratiquement sans effet sur un système suffisamment décentralisé. A cet égard, depuis dix ans, Bitcoin affiche un taux de disponibilité (H24, 365 J/an) très supérieur à n’importe quel autre infrastructure informatique dans le domaine des services financiers.
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résistance à la censure: sans “gardiens du temple”, personne ne peut faire sa loi sur le réseau Bitcoin ni empêcher qui que ce soit d’y accéder. Les intermédiaires restent donc une option mais ne peuvent s’imposer comme passage obligé. Les avantages de l’optionnalité sont transférés des intermédiaires vers les utilisateurs.
Le combat pour la laïcité a permis la séparation de l’Eglise et de l’Etat afin d’éviter que la loi d’un Dieu ne prévale sur celle de la République. Le même combat nous attend pour séparer la monnaie de l’Etat et empêcher que les banques ne fassent la loi. La décentralisation monétaire réalisée par Bitcoin correspond donc à une laïcité monétaire aboutissant à des monnaies concurrentes dont aucune n’est reconnue par l’Etat comme supérieure ou préférable aux autres. De même que l’Etat ne reconnait aucune religion et doit veiller seulement à la liberté de conscience (y compris la conscience athée), son rôle normatif concernant les moyens de paiements ne doit pas déboucher sur un monopole de fait ou de droit au bénéfice d’une monnaie unique.
La décentralisation de la production industrielle et de l’agriculture implique d’être globalement moins efficace pour être davantage résilient, souverain et durable localement. Les ex-consommateurs, devenus acteurs de l’économie désormais raisonnée, devront retrouver une frugalité épicurienne pour s’affranchir du dictat productiviste des rentiers
Pourquoi Bitcoin s’impose comme la monnaie la plus décentralisée ?
La décentralisation est une valeur relative qui s’inscrit dans un spectre allant de Bitcoin, la plus décentralisée, au monopole centralisé de la monnaie fiat. Il n’y a donc pas de réponse binaire à la question de savoir si une monnaie est décentralisée: il s’agit plutôt de mesurer quel degré de décentralisation et quels avantages elle présente par rapport à une autre.
Le principe de la preuve de travail (“Proof of work”) appliqué par Bitcoin permet de garantir pratiquement qu’aucune entité ne puisse prendre durablement le contrôle du réseau. Toute position dominante d’un mineur peut être défiée par un autre mineur investissant suffisamment de matériel et de resources électriques. L’activité de minage, hautement relocalisable, bénéficie d’un arbitrage géographique et juridictionnel permanent: les mineurs sont fortement incités à rechercher l’électricité la moins chère et la juridiction la plus clémente, quitte à déménager leurs installations.
L’électricité la moins chère se trouve essentiellement dans les surplus de production hydro-électriques. Bitcoin favorise ainsi le développement des infrastructures hydro-électriques. Les juridictions qui voudraient interdire le minage renonceraient à ce mécanisme de financement (cf centrale électrique au Congo) sans pouvoir empêcher le minage de se développer ailleurs.
La centrale électrique de Dresden dans l’état de New York utilise ses surplus de production instantanés pour miner des bitcoins © 2020 Greenidge Generation, LLC
Il ne peut exister durablement qu’un seul réseau fondé sur la preuve de travail car les réseaux PoW concurrents fractionnent la dépense énergétique. Cette dispersion débouche sur un niveau de sécurité global inférieur à celui qui pourrait être atteint à dépense constante sur le réseau Bitcoin.
Les alternatives à la preuve de travail (“Proof of stake”, etc ) visent à créer des formes de monnaies moins décentralisées pour garnir l’espace séparant Bitcoin des monnaies “fiat” traditionnelles. Il est possible que la forme ultime de ces alternatives converge vers les stablecoins.
Si la BCE prétend étudier la possibilité de tokeniser l’Euro sous forme d’un stablecoin, l’utilité incontestable d’un index élastique (stablecoin) consiste à assurer une relative stabilité des prix à court terme. La liquidité de Bitcoin, échangeable H24, 7/7 en monnaie fiat, dans le monde entier et dans “l’instant de raison” d’une transaction, les paiements pourront s’effectuer via le réseau Bitcoin mais les acheteurs préféreront toujours un affichage des prix lisibles et stables.
Un index élastique ( qui vaut par exemple 1 en 2020 et 1.01 ou 0.99 en 2021) n’a nullement besoin d’être qualifié de “monnaie”: il suffit d’un algorithme consensuel ou gouverné qui scrute la valeur d’un panier de biens et de services. La définition des contours du panier est bien entendu politique. L’indice des prix de l’Insee en France, biaisé sans vergogne afin d’alimenter la propagande des banques, est un exemple à ne pas suivre.
Une fois que l’acheteur et le vendeur sont d’accord sur un prix exprimé dans l’index de leur choix, ils sont libres d’utiliser le réseau de paiement de leur choix, notamment le réseau Bitcoin de base (capacité de traitement limitée par la taille des blocs) ou sa 2e couche “Lightning network” (capacité théoriquement illimitée). Rien n’empêche l’Etat de continuer à imprimer des billets. La loi de Gresham énonce bien que la mauvaise monnaie chasse la bonne dans les échanges. Les acheteurs préfèrent se débarasser de leurs euros plutôt que de leur or ou de leur bitcoins. Les commerçants, eux, rencontrent des obstacles réglementaires à l’adoption de moyens de paiement alternatifs comme Bitcoin.
Comme l’a écrit si bien Yuval Noah Harari dans Homo Deus, “Il faut apprendre l’histoire non pour prédire le futur mais pour se libérer du passé et pouvoir imaginer d’autres destinées”. Le mythe de la monnaie unique comme ciment d’un destin commun reste fondé sur une domination sans partage des banques et des GAFAM, de sorte que la maîtrise de ce destin nous échappe. La décentralisation des réseaux les effraie précisément parce qu’elle dessine les contours d’un véritable destin commun, librement choisi et souverainement maîtrisé.
Pour aller plus loin:
Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism, 2019
Jaron Lanier, Who owns the future, 2012
Entretien avec Philippe Sandt le 7 août 2020, Kitchen philosophy
Podcast Univers Bitcoin, #16